"C'est une honte." La duchesse de Somerset, Margaret Beaufort, avait attendu juste assez longtemps que les portes de ses appartements privés au palais de Westminster soient fermées derrière elle pour laisser libre cours à son indignation. Sa fille qui portait le même nom se tenait juste derrière elle, encore trop intimidée par son entrevue avec le roi. C'était la première fois qu'elle quittait le château Bletsoe, et la cour royale lui semblait bien impressionnante, terrifiante même, et voir sa mère laisser libre cours à son outrage n'arrangeait pas les choses.
"Madame..." La dame de compagnie de la duchesse tentait en vain de la calmer, jetant un regard inquiet en direction de la porte, puis sur la petite fille âgée tout juste d'un peu plus de 7ans. Ici à Westminster, les murs avaient des oreilles, et des paroles comme celles de la duchesse ne pouvaient que trop facilement être interprêtées comme une trahison si elle poursuivait sur cette voix. Mais aujourd'hui, rien ne semblait pouvoir arrêter cette femme qui était pourtant réputée pour sa prudence et sa retenue.
"Comment peut-il donner la tutelle de l'héritière la plus riche du royaume, une Lancastre, au fils d'un aventurier gallois ?" "Il est également le fils d'une reine, et demi-frère de notre bien-aimé Roi" La dame de compagnie tentait désespérément de calmer la duchesse de Somerset, mais peu importaient ses paroles, elles ne semblaient avoir aucun effet. Brusquement, Margaret Beaufort se retourna vers sa fille, comme si elle venait uniquement de se rappeler de sa présence. Pendant quelques instants, elle ne dit rien et se contenta d'observer la fillette de la tête au pied. Cette dernière portait une robe sur laquelle étaient brodées des fleurs rouges, le symbole de sa maison. Robe que sa mère avait fait préparer exprès pour cette occasion afin de rappeler à toutes les personnes présentes à la Cour que le sang des Lancastre coulait dans les veines de cet enfant, du sang royal.
"Ma pauvre fille" finit-elle par dire, rompant ainsi le silence qui s'était installé dans la pièce.
"Je crains fort que votre mariage sera fort en dessous de votre rang." Oh, bien sûr, à l'heure actuelle, la petite Margaret était encore fiancée à John de la Pole, mais maintenant que le Roi avait confié la tutelle de sa cousine éloignée à son demi-frère, Edmund Tudor, la duchesse de Somerset était persuadée que ces fiancailles allaient bientôt prendre fin. Après tout, le choix du futur mari de l'enfant appartenait désormais au comte de Richemont, et pourquoi se contenterait-il seulement d'une partie de l'héritage de sa pupille, s'il pouvait tout avoir en la prenant pour femme ? L'enfant regardait sa mère avec de grands yeux. Elle était bien trop jeune pour comprendre toute l'étendue de la décision du Roi, ou son importance, et le discours de sa mère ne la terrifiait que d'avantage si bien qu'elle restait silencieuse.
"J'espère avoir tort." soupira la duchesse, avant de s'adresser une fois de plus à sa fille.
"Mais dans aucun cas, tu ne dois oublier qui tu es Margaret. Tu es une Lancastre, descendante de rois et parente du Roi actuel. Rien ne saurait changer cela." L'enfant acquiesça, plus pour plaire à sa mère que pour autre chose. Comment-aurait-elle pu se douter que cette parenté jouerait une importance capitale dans sa vie ?
"Heureusement que Dieu ait rappelé ton père à ses côtés pour qu'il n'ait pas besoin d'assister à une telle disgrâce." renchérit la duchesse. Son père... Un homme dont Margaret n'avait pas le moindre souvenir : il était mort il y avait désormais 6 ans, suite à une intrigue des Yorks qui avaient obtenu son renvoi de la Cour, chose qu'il n'avait pas survécu longtemps. A l'époque, Margaret avait eu tout juste un an...
"Soit. Nous rentrons à Bletsoe. Nous apprendrons bien assez tôt les plans d'Edward Tudor te concernant, et je ne compte pas rester une seule journée de plus dans ce nid de serpents." Et Margaret Beaufort, dite Margaret of Bletsoe, devait garder raison, puisque seulement 5ans plus tard, peu après le douzième anniversaire de sa fille, on célébra le mariage de cette dernière avec Edmund Tudor, Earl of Richmond et demi-frère du Roi.
« Je ne me remarierais point. » Malgré son air frêle, maladif même, la voix de la jeune femme était ferme, décidée. Voilà plusieurs mois déjà que son époux était mort de la main des Yorkistes, et elle avait donné naissance à un fils seulement deux semaines plus tôt. Deux semaines depuis qu’elle avait frôlé la mort, et que même les sages-femmes que le Duke of Pembroke avait appelé pour lui assister n’avaient pas pensé qu’elle survivrait. Et pourtant, elle était la aujourd’hui, encore marqué par cet accouchement difficile. Selon Margaret, il n’y avait qu’une seule explication pour cela : la volonté de Dieu. Il voulait qu'elle vive pour qu’elle prenne le voile. Persuasion qu’elle ne manqua pas d’exposer à son interlocuteur.
« Le seul époux que je saurais tolérer est notre Seigneur. » Ce dernier soupira.
« Je ne vous demande pas de vous remarier tout de suite Margaret. Pas avant que votre année de deuil soit terminée. » Jasper Tudor soupira. Depuis la mort de son frère aîné qui fut emprisonné lors de la prise de Carmarthen Castle par les Yorkistes menés par les Herberts, sa belle-soeur bénéficiait de sa protection et vivait sous son toit à Pembroke, sa résidence principale. Et lors durant tous ces mois, jamais il sa belle-soeur n'avait mis sa patience à aussi rude épreuve. L'homme passa sa main dans ses cheveux. Il était un guerrier et non pas un politicien, et les bons mots lui venaient bien moins facilement qu'à son frère Edmund...
« Vous n'êtes plus une enfant Margaret, alors cessez de vous comportez comme tel. Combien de temps pensez-vous que Richard d'York va attendre avant de vous mettre dans le lit d'un Yorkiste, peut-être même dans le lit du meurtrier de votre premier époux ? » La jolie brune serra ses lèvres. Comment Jasper pouvait-il oser retourner le couteau dans la plaie ? Non elle n'avait pas aimé son époux, et le problème était justement là. Combien de fois avait-elle prié à Dieu pour qu'il rende la tache plus facile ? Qu'il lui aide à aimer son époux comme la Bible le demandait à chaque bonne épouse ? Et depuis la mort de ce dernier, elle se sentait plus coupable que jamais de resentir pour Jasper la tendresse qu'elle n'avait pas su porter à son époux... Profitant du silence de l'adolescente, le Duke continuait sur sa lancé.
« Vous êtes une veuve bien trop jeune et trop riche pour ne pas attirer la convoitise de certains. Alors il nous faut agir vite... avant que ce traitre d'York s'en mêle » Impossible pour Margaret de ne pas saisir le dégoût dans la voix de son beau-frère lorsque celui-ci parlait de Richard d'York. L'homme qui avait intrigué contre Edmund Beaufort, le cousin de Margaret, et s'était autoclamé - ou presque - Lord Protector du Royaume, profitant ainsi de la faiblesse momentanée du Roi. La jeune duchesse savait au fond d'elle que Jasper avait raison, et pourtant, elle ne put s'empêcher de lui lancer un regard plein de haine, regard qui n'empêcha pas ce dernier de continuer son monologue.
« Vous devez reprendre un époux, pour le bien du Royaume. Des Lancastres. Mais surtout pour votre fils. Que pensez-vous que Richard d'York fera de lui si jamais Henry tombait dans ses griffes ? Vous avez besoin d'un homme influent à vos côtés, et surtout d'un homme loyal au Roi. » La jeune femme âgée de tout juste treize ans déglûtit.
« Je le ferais. Pour Henry. » finit-elle par dire après un moment de silence, détournant le regard pour ne plus devoir faire face à son beau-frère, tandis que ce dernier attrapa sa main pour y poser un baiser.
« Je vous choisirais un bon époux, je vous le jure sur mon honneur. » murmura-t-il, et pour la première fois depuis le début de la conversation, la jeune femme avait l'impression que cette décision lui coûtait autant que cela le coûtait à elle...
Un peu plus d'une année plus tard, en 1459, Margaret épousa Henry Stafford.
« Tu dois être fort Henry. » murmura la jeune femme, tout en serrant l'enfant âgé de tout juste 5ans dans ses bras. C'était une des rares fois où elle montrait ouvertement la tendresse, l'amour, qu'elle éprouvait au regard de son fils. Peu de temps auparavant, Pembroke était tombé dans les mains des Yorkiste, et Jasper Tudor qui avait été un des plus puissants protecteur de cet enfant avait perdu son influence, et fut contraint à fuir. Margaret avait alors fait ce qu'elle avait jugé necessaire pour tenter de sauver son fils : le confier à la protection d'Edward d'York, ou plutôt d'Edward IV comme il se faisait appeler depuis peu, et prier pour sa clémence. Sans doute était-ce ce geste qui avait sauvé la vie de l'enfant... du moins Margaret en était persuadée. Sauf que ce qu'elle n'avait pas prévu, c'était que la tutelle de son fils soit vendu à William Herbert, le nouveau Earl of Pembroke. Depuis qu'on lui avait annoncé cette nouvelle, la jeune femme avait prié encore plus souvent, avait supplié la miséricorde de cet enfant. Après tout, les Herberts avaient déjà laissé mourir - ou plutôt, tué - un Tudor, et qui pouvait lui assurer qu'ils ne tueraient pas également le fils de cet homme ? Doucement, la jeune femme âgée tout juste de 18ans se décolla de son fils, gardant toute fois ses mains posées sur les épaules de ce dernier, et plongea son regard dans celui de son fils.
« Tu es un Lancastre Henry, un descendant de Rois d'Angleterre et de France. Promet-moi de ne jamais l'oublier. » Des paroles similaires à celles que sa mère lui avait dites bien des années auparavant, et entre temps, Margaret avait comprit qu'être une Lancastre signifiait également devoir faire des sacrifices. Beaucoup de sacrifices. Elle aurait aimé épargner cela à son fils, pouvoir se dire qu'il ménerait une vie heureuse. Mais elle était trop réaliste pour cela. Les Yorkistes n'oublieraient jamais que cet enfant avait d'aussi bonnes prétentions sur le trône qu'eux, et la vie d'Henry ne tenait qu'à un fil...
« Je suis sûre que Dieux a de grands plans avec toi Henry. » rajouta-t-elle en se forçant à sourire pour ne pas appeurer encore plus l'enfant. Elle aurait aimé dire plus, mais déjà deux soldats s'approchaient d'eux. Ils étaient censés escorter l'enfant au château de Pembroke d'après ce que l'on avait dit à Margaret.
« Que Dieu te protège. » dit-elle avant d'embrasser son fils sur le front et de le confier au soldats. La seule chose qu'elle était en mesure de dire, c'était que son fils aurait besoin de toute la protection qu'il pourrait avoir... qu'elle soit divine ou humaine.
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