« À Richard, duc d'York, en date du 11 juin 1456.
Mon épouse vient de donner naissance à un enfant, une seconde fille que nous comptons appeler Anne. Je ne vous cache pas ma déception, mon oncle ; il me faut un héritier, quelqu'un pour hériter de mes titres si jamais je devais mourir en combattant à vos côtés. Mais je ne perd pas espoir, puisqu'Anne et moi sommes encore jeunes, capables d'avoir d'autres enfants.
Dans tous les cas, notre Anne possède déjà une qualité : le bébé ne pleure jamais. Nous lui ferons un beau mariage, comme à Isabel ; filles ou pas, ce sont des Neville.
Toujours sincèrement vôtre,
Richard, comte de Warwick. »
***
La nourrice d'Anne ne perdit pas de temps pour expliquer à sa jeune maîtresse comment fonctionnait la vie ; chargée de lui apprendre la broderie, elle ne lui donna d'abord qu'un disgracieux fil de couleur incertaine, entre le brun et le gris. Anne en fut froissée. «
Je veux du rouge », affirma-t-elle, du haut de sa cinquième année. «
Du rouge, du vert et du fil d'or ; Izzy en a, elle. » La nourrice fit claquer sa langue contre son palais. «
C'est parce qu'elle le mérite. Isabel ne court pas dans les escaliers, Isabel est obéissante et toujours courtoise. Tandis que toi, petite friponne, tu me forces en permanence à courir à travers le château pour te trouver. » Le ton était affectueux mais le reproche dur à entendre pour Anne, qui n'aspirait pour le moment dans la vie qu'à plaire à quatre personnes : ses parents, sa soeur et particulièrement sa nourrice. «
Ce fil-ci est celui que tu mérites, pour le moment. » Anne reporta son attention sur le fil brunâtre, lui cherchant quelconque qualité. Mais non, vraiment, elle en était certaine : elle ne réussirait jamais à broder quelque chose de joli uniquement avec celui-là. Elle n'était pas certaine de comprendre. «
Je veux plus de couleurs », insista-t-elle donc, les poings sur les hanches. «
Tu n'auras jamais rien d'autre que ce qu'il plaira à Dieu de te donner, petite Anne. » Plus tard, lorsqu'Anne serait plus âgée, la nourrice changerait un peu son discours, lui expliquant que la couleur de son fil dépendait entièrement non pas uniquement de Dieu mais bien de son père et du mari qu'il lui choisirait. C'était un bien dramatique discours, pour être tenu à une petite fille, et Anne ne se souviendrait que d'une chose : qu'il ne lui fallait jamais se plaindre du fil qu'elle recevait.
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Le seigneur son père décida de faire venir sa petite famille à la Cour quelques années après le couronnement d'Edward d'York, lorsqu'il jugea ses filles suffisamment âgées. La perspective de quitter le château de son enfance inquiétait un peu Anne, même si la presque totalité de ceux qu'elle connaissait et chérissait suivait Lord Warwick à Londres ; la nourrice, la plupart des domestiques et surtout Richard, qui était le frère du roi et le pupille de Père mais d'abord et avant tout l'ami d'Anne. Duc de Gloucester, qu'Edward l'avait officiellement titré, mais pour tous ceux qui le connaissaient il restait simplement Richard, bien qu'à la blague Anne s'amusait parfois à lui donner du
Votre Excellence. Mais le temps que les deux enfants étaient autorisés à passer ensemble diminua grandement dès qu'ils firent leur entrée à la Cour ; Richard retrouvait là ses frères et ses soeurs ainsi que sa mère, sa vie d'avant. Mais tout était nouveau pour Anne qui ne pouvait s'accrocher qu'à Isabel, unique élément familier dans ce décor. Plus qu'une soeur, Iz était pour Anne une amie, une bouée à laquelle elle pouvait se raccrocher. De cinq années son aînée, l'enfant était persuadée que sa soeur devait par le fait même tout connaître du monde et il n'était pas rare qu'elle lui pose toutes les questions qui lui trottaient par la tête, celle à laquelle sa nourrice refusait de répondre.
Et elle lui en posa beaucoup, des questions, lorsque le roi décida quelques années plus tard qu'il souhaitait épouser Elizabeth Woodville, qui n'était que la fille d'un baron et d'une noble bourguignonne. Une roturière, pour reprendre les mots de Père, bien que maintenant elle était reine. «
Comment dois-je me présenter ? Dame Anne, la fille du comte de Warwick, ou dame Anne, la fille du Faiseur de Rois ? » Isabel soupira. «
Comme tu le voudras bien. Et tiens toi plus droit, Anne ; tu as dix ans, pas trois. » Anne obtempéra promptement. Mais elle était toujours bien plus petite qu'Isabel, qui était grande, svelte et aussi jolie que la dame leur mère, laquelle avait en guise de consolation affirmé à sa cadette qu'elle possédait le calme et l'esprit de Père. C'était un bien maigre compliment. «
Dois-je m'incliner à la reine ? » Un éclat de fureur passa dans le regard de sa soeur - il arrivait parfois à Anne de se demander si par hasard Iz n'avait pas un jour espéré être la reine d'Edward, elle qui était si polie, si courtoise et si digne de son rang. «
Bien sûr que tu t'inclines à la reine. Mais au roi avant, et plus longtemps. Tu peux sourire au roi ; il est notre cousin, après tout, et doit tout ce qu'il possède à Père. Mais tu ne souris pas à la roturière. » Dans un certain sens, Anne ne partageait pas l'avis de sa famille ; les Woodville faisaient partie d'une certaine forme de noblesse, après tout, à tout le moins grâce au sang de leur mère. Mais plus ils s'infiltraient à la Cour, plus les Neville en étaient chassés, le comte perdant l'influence qu'il avait sur le roi. Anne n'avait pas tellement d'expérience, lorsqu'on parlait des questions politiques, mais elle était capable de sentir la fureur de son père et le mépris presque ouvert de sa parenté pour la nouvelle reine ; c'était d'ailleurs, à son avis, une mauvaise idée. Elle semblait quand même gentille, la reine, pas vrai ?
***
C'est une lettre expédiée à Warwick Castle qui modifia drastiquement l'opinion qu'Anne avait de la belle-famille du roi. Père en fit la lecture à voix haute pour que tous puissent l'entendre ; il jugea néanmoins préférable, ensuite, de lui en résumer le contenu. «
Tu n'épouseras pas le duc de Gloucester, Anne. » Il semblait terriblement en colère. «
Pas plus que toi le duc de Clarence, Isabel. » La mâchoire d'Iz se crispa un peu ; Anne se contenta de baisser les yeux au sol. La promesse d'une union entre les soeurs Neville et les frères du roi Edward avaient été faite voilà plusieurs mois. Le roi avait même donné son accord ! Anne savait les projets que Père avait pour elle et sa soeur - sans fils pour lui succéder, les filles du Faiseur de Roi devenaient ses uniques héritières et la jeune fille se doutait qu'il tâcherait de les marier le plus près possible du trône. Et Richard... comme il lui plaisait de s'imaginer son épouse, lui qui lui semblait posséder toutes les qualités ; n'était-il pas charmant, si doux et bon, si poli et courtois, galant comme les chevaliers dans les chansons ? On lui avait promis un mariage, Père avait
promis et il les tenait toujours, ses promesses, comme quand il avait promis à Edward d'York de le faire roi. Pourquoi leur cousin refusait-il maintenant de rembourser sa dette ? Il leur devait sa couronne - c'est Père lui-même qui l'avait dit ! «
C'est à cause d'elle. » Dans la pièce étaient rassemblés les membres de la famille élargie du comte de Warwick, en plus de ses soeurs dont les époux étaient fidèles aux Neville avant de l'être au roi ; et nul n'eut besoin de demander qui
elle était.
Anne était venue au monde alors que son père tâchait de conquérir un trône à la maison d'York ; le choc n'en fut que plus violent lorsqu'elle comprit, quelques semaines après l'annonce de la rupture de ces presque fiançailles, que Père désormais travaillerait
contre York. Ou, à tout le moins, contre la tête actuelle de la maison. Mais, comme à son habitude, la jeune fille s'efforça de ne pas prêter attention à la couleur du fil à broder qu'on lui donnait. Après tout, le résultat serait sensiblement le mal, si elle faisait ce qui lui était demandé, son devoir envers sa famille et son père.