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- Pour l’amour du ciel, Marguerite, tenez-vous tranquille!
La pauvre Isabelle de Lorraine n’en pouvait tout simplement plus. Elle jeta un regard désespéré vers Théophanie la Magine. La nourrice, cependant, n’avait pas l’air découragée. Elle avait bien répété maintes et maintes fois que la petite était tout le portrait de Yolande d’Aragon, sa grand-mère. Mais tout de même… Quand, cinq ans plus tôt, elle avait donné naissance à la petite Marguerite, elle n’aurait jamais cru qu’un aussi beau bébé, qui ne pleurait jamais la nuit et qui faisait de si jolis sourires lorsqu’on se penchait à son berceau, puisse devenir une adorable petite fille, certes, mais si turbulente! Et fière, et orgueilleuse avec ça!
- Tiens, tiens, mais quel petit lutin vois-je là?
La duchesse de Lorraine esquissa une profonde révérence en voyant son époux, René d’Anjou, pénétrer dans la petite chambre de sa fille. Loin de se laisser intimider par la présence paternelle, Marguerite ne fit que continuer son joyeux tapage. Sauf que, cette fois-ci, elle bondit d’une bergère, vers son lit, pour oser ensuite se planter droit devant le duc d’Anjou, roi de Lorraine et de Bar, pour lui lancer d’une voix claire et ferme pour son âge :
- Je suis Marguerite d’Anjou, sire, et je ne suis pas un lutin.
Isabelle crut sincèrement que la fin des temps, tonnée plutôt qu’annoncée par l’aumônier du château dans ses sermons, était venue. Sa « petite créature » s’était mise maintenant dans de beaux draps! Mais le père, méritant bien son nom de « bon roi René », prit avec un gros rire bien viril son enfant dans ses bras, en échangeant un regard complice avec Théophanie, qui le connaissait de fond en comble, ayant été d’ailleurs sa propre nourrice.
- En voilà du caractère, pour une aussi petite princesse! Remerciez Dieu que je ne mange les lutins.
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- J’ai bien du mal à croire ce que vous m’avez dit sur la turbulence de la princesse, Madame. C’est une enfant studieuse qui possède un intérêt que j’ai rarement vu.
Isabelle se rappela, pensive, le « plaidoyer » d’Antoine de La Salle. Quand elle lui avait demandé, sur un ton badin, s’il n’avait pas eu trop de mal avec la petite créature, celui-ci s’était tout de suite lancé sur une défense complète de Marguerite, de son intelligence, de son intérêt… Isabelle avait quelque peu du mal à le croire. Elle qui avait eu tant de mal avec elle, il avait vraiment fallu un maître pour enfin soumettre l’enfant. Elle avait d’ailleurs une entière confiance en Antoine de La Salle qui avait éduqué avec succès ses fils. S’il avait réussi à faire de Marguerite une élève studieuse et avide d’apprendre, tant mieux!
Mais on ne pouvait pas vraiment dire que les relations entre Isabelle de Lorraine et son enfant étaient catastrophiques. Bien au contraire! Après cette entrevue, voyant que l’enfant commençait à prendre conscience de sa beauté, et entendant parler des beaux projets de mariage pour sa fille, la duchesse de Lorraine avait peu à peu fait réaliser à Marguerite sa grandeur. Elle était belle, intelligente, et elle était donc bien capable de jouer un rôle politique! C’est ce que, peu à peu, elle tâchait de faire comprendre à sa fille. Et l’enfant gobait toutes ces belles paroles. Elle rêvait de grandeur, d’un trône où le mari, qui était normalement Roi et qui faisait bien peu appel à la Reine pour des décisions politiques, était inexistant… La petite, de plus, malgré son fort caractère, admirait sa mère. Il ne fallait pas croire que, malgré tout le mal que pouvait avoir Isabelle de Lorraine avec son enfant, qu'elle était une bonne épouse soumise, pieuse et idiote. Loin de là! N'avait-elle pas fait des pieds et des mains pour que son mari, René d'Anjou, obtienne la couronne de Naples? Peu à peu, si la petite Marguerite se montra plus soumise, c'était dans le but de faire comme cette mère qui présentait une force de caractère dans la politique qu'elle se jura d'imiter.
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- Ego conjungo vos in matrimonium, in nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti, amen.
Marguerite d’Anjou, qui allait désormais être connue en tant que Margaret of Anjou, jeta un rapide coup d’oeil au mari qu’on lui avait donné. Il fallait dire que ses parents n’avaient tout de même pas trop mal choisi. Après tout, n’était-ce pas Henry VI, roi d’Angleterre et de France? Même si la France semblait vouloir peu à peu prendre énormément d’avance après plus de cent ans de guerre et, comme par hasard, après le passage de la sorcière d’Arc, l’Angleterre, malgré la perte du Maine et de l’Anjou pour le roi de France par ce mariage, restait tout de même un pays puissant et prospère. Elle avait jeté de temps en temps un coup d’oeil à l’homme avec qui elle allait devoir dès ce soir partager le lit. Timide, il avait à peine osé jeter un regard sur elle : après tout, les femmes étaient synonymes de péché! Surtout que celle-là était belle. D’une beauté même éclatante, et qui méritait bien son surnom de rose des roses.
Margaret retint à peine un sourire, qui fut encore plus grand lorsque, un mois plus tard, elle fut couronnée en grande pompe reine consort d’Angleterre. Ce ne serait pas pour rien que sa mère l’aurait éduquée dans les secrets de la politique. Elle s’en doutait bien.
En ce même jour, plusieurs chevaliers furent adoubés. Et, parmi ces futurs guerriers, l’on pouvait retrouver un dénommé Richard Neville.
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- Arrêtez… je vous en prie.
S’abritant sous un air mi-offensé, mi-coquet, Margaret donna un léger soufflet sur la main du duc de Somerset, qui avait commencé à baiser son bras, et ce un peu trop à son goût. Mais le regard passionné que s’échangèrent les deux jeunes gens suffit à montrer que la brouille ne durerait pas longtemps.
Regrettait-elle de tromper ainsi son mari? Pas une seconde. Margaret avait d’ailleurs été habituée à obtenir tout selon ses désirs. Elle avait obtenu la couronne d’un des royaumes les plus puissants du monde. Et il n’avait fallu pas beaucoup pour découvrir que son époux était un vrai moine, assez peu enclin à faire un héritier, et habitué à être régenté. Peu à peu, elle avait entré dans les rouages de la politique, et ce d’une main experte grâce à son érudition. Peu à peu, Henry avait laissé tomber ses scrupules concernant sa femme et la laissait le mener sans trop s’en plaindre.
S’il y avait bien une chose qu’ils partageaient, c’était le goût des arts. Aussi, quand elle aida à la fondation du Queens’ College à Cambridge, son mari n’hésita pas à l’y aider. Mais c’était là que s’arrêtaient, pour tout dire, toute forme de collaboration où l’un pouvait bénéficier de l’autre de manière juste et saine.
Jetant une dernière fois une oeillade séductrice à Somerset, elle lui souffla à l’oreille la date du prochain rendez-vous secret pour s’évaporer dans la nuit, ni vue, ni connue.
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Le roi, avisant d’un air gêné les fragments des verres en cristal de Venise, jeta un coup d’oeil vers son épouse. Encore une fois, quelques vauriens, évidemment rapidement jetés en prison avaient osé chanter des balivernes sur la paternité de l’enfant que Margaret avait porté et qui était à présent né. Un bel enfant que celui-là! Un garçon, bien portant, qu'Henry n'hésita pas à cajoler quelque peu dans son berceau tendu de blanc. Se détournant du petit Edward, il jeta un coup d'oeil timide en direction de son épouse, ne sachant pas si elle accepterait de l'écouter ou si elle se détournerait de lui comme elle l'avait déjà fait. Il était désormais de notoriété publique que le Roi n'avait plus toute sa tête et que c'était plutôt la reine qui menait le pays. Avec cet égarement qui avait duré pendant plus d’un an et durant lequel le prince de Galles était né, on l’avait bien vu.
Et, depuis un certain temps, c'était désormais Richard Plantagenêt plutôt qu'elle qui dirigeait le royaume. Presque dégoûtée par ce fou qui était son mari, Margaret ne se laissait toucher par lui qu'avec une certaine répugnance. Il fallait maintenant se faire à l'idée qu'Edward serait leur premier et leur dernier enfant.
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- C'est impossible! Ils n'ont pas le droit!
Edward avait du mal à voir sa mère dans un tel état. Elle qui était toujours si douce, si rieuse, si cajoleuse avec lui, elle ressemblait désormais à une furie. Son doux teint d'albâtre désormais d'un rouge cuisant, elle était terrifiante. Elizabeth Woodville, une des demoiselles d'honneur de sa mère, tentait de broder sans trop avoir l'air de se soucier de la mauvaise humeur de sa reine (si on pouvait appeler mauvaise humeur une pareille colère), pendant que Jacquetta, sa mère et confidente de la Reine, regardait d’un air plutôt critique la scène.
- Le trône est à Henry, et à lui seul! Il ne peut le forcer à être déposé pour que lui prenne sa place. Et que font-ils d'Edward, dites-moi? QUE FONT-ILS DE LUI?
- Le duc de York est puissant, et avec Richard Neville à ses côtés, Votre Majesté… commença doucement l'émissaire, assez intimidé.
- Est-ce là une raison? La légitimité est de notre côté et...
- En fait, Madame, c'est que...
- TAISEZ-VOUS!
L'émissaire soupira. Les Lancastre n'auraient jamais dû être en réalité sur le trône. Ils étaient des usurpateurs, eux aussi. Comme tous les autres. Et il était bien conscient que Margaret n'aurait jamais le soutien du peuple, impopulaire comme elle était. Mais elle était consciente que malgré tout, elle était désormais le chef des Lancastre, plutôt que son mari.
Se tournant vers Jacquetta, elle échangea avec elle un regard qui en dit long sur l’amitié entre les deux femmes. Margaret savait bien que jamais sa fidèle amie ne la laisserait tomber. Elles partageaient entre elle cette même ambition, et ce peu de scrupules, et ce, pour le même but. Ce n’était pas comme ce Warwick, qui, pour une histoire de territoire avec Somerset, avait laissé tomber le parti d’Henry VI pour le clan du duc d’York.
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La lutte était loin d’être terminée. Le duc d’York avait beau rester bien sagement dans sa tombe, sa lutte ne l’y avait pas suivi.
Son fils aîné, Edward, lui avait succédé dans la guerre et comptait bien réclamer sa place comme roi d’Angleterre. Le faible espoir qui avait animé Margaret, dans la période avait suivi la mort de son père était à présent bien éteint. La bataille continuerait, et plus féroce que jamais.
Henry avait été bêtement capturé par les forces yorkistes un peu plus tôt. Margaret, cependant, avait réussi à fuir vers le nord, en Écosse, avec Edward. Mais l’armée fortement réduite aurait été bien incapable d’affronter les troupes yorkistes. Elle s’était donc vue contrainte d’assembler des mercenaires et d’autres brigands et était parvenue à obtenir leur allégeance envers son fils Edward. Mais, lorsqu’un émissaire lui avait rapporté, paniqué, la nouvelle que les nouveaux soldats avaient violé des femmes dans un village yorkiste où ils avaient reçu l’ordre de piller, Margaret avait simplement fermé les yeux en retenant quelques larmes inappropriées. Elle était obligée d’accepter une pareille vilenie. Il était trop tard pour retourner en arrière.
Heureusement, la bataille de Wakefield, où York avait été tué, et la bataille de Saint-Albans, où elle avait vaincu Warwick, avait eu pour effet de l’encourager à continuer. De plus, Henry était de retour, comme Warwick l’avait également amené avec lui sur le champ de bataille, et l’avait abandonné comme l’imbécile qu’il était, selon Margaret. Et, dans l’horreur de la bataille, le roi fou était là, riant et sautillant pendant que des hommes plongeaient tête la première vers la mort.
Les deux hommes chargés de le garder avaient été capturés par les forces lancastriennes. Margaret repensa à ce que son mari avait dit concernant les deux prisonniers de guerre yorkistes. Thomas Kyriel et William Bonville. L’immunité pour eux? Alors ça, non. Elle savait bien qu’en un claquement de doigts, elle pouvait tout changer.
Il y eut donc contre les promesses d’Henry VI un procès contre Thomas Kyriel et William Bonville. Et les paroles, lancées badinement par la voix de contralto de Margaret of Anjou vers son fils, qui présidait au tribunal, restèrent à jamais dans la mémoire des gens présents.
- Fair son, what death shall these knights die?
La simple réponse d’Edward scella leurs sorts à jamais.
- Cut their heads off.
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Tout était fini. Du moins pour l’instant.
Edward, grâce à ce chien de Warwick, avait pris possession du trône pendant que l’armée avait habilement retenu l’attention du parti lancastrien au nord, à la frontière de l’Écosse. Margaret avait par la suite hésité à diriger son armée principalement composée de mercenaires et donc indisciplinée sur Londres. Hésitation fatale. Puis avait eu lieu la désastreuse bataille de Towton, où les Lancastre semblaient bien être réduits à néant pour de bon, et où Henry avait été fait prisonnier puis avait été enfermé dans la Tour de Londres, selon les dernières nouvelles. Après une retraite forcée en Écosse, quelques rébellions populaires orchestrées par Margaret et qui avaient été rapidement calmées, on fit assez rapidement comprendre à l’ancienne Reine, trois ans plus tard qu’elle n’était plus la bienvenue et qu’il valait mieux qu’elle s’exile en France, accompagnée de son fils, pendant qu’Henry demeurerait prisonnier à la Tour de Londres.
Mais une dernière cruauté fut réservée à la Reine lorsqu’elle monta sur le vaisseau qui devait l’amener en France. Elle entendit, dans les rues, l’annonce que le roi Edward IV avait pris femme : la nouvelle Reine consort se nommait Elizabeth Woodville.
Le premier soir, les dames d’honneur eurent toutes les peines du monde à calmer leur maîtresse. Les seuls mots cohérents qui sortaient de sa bouche étaient « Catin… sorcière… usurpatrice… traîtresse… demoiselle d’honneur… hypocrite… » Visiblement, Margaret of Anjou n’appréciait pas trop que son ancienne demoiselle d’honneur ait sa couronne.
Lorsque, le lendemain, la suite vit que leur reine était beaucoup plus calme, voire même pensive, on put deviner tout de suite qu’elle échafaudait de terribles projets de vengeance.
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Les années avaient passé. Malgré l’âge, Margaret of Anjou n’avait perdu ni sa beauté, ni son ambition, ni sa haine.
Edward était maintenant devenu un homme, malgré la jeunesse de ses seize ans. Et, s’il l’on en croyait un certain ambassadeur, il ne parlait que de « décapiter des têtes ». Un projet assez morbide, mais fortement encouragé par la mère qui mettait en son fils tous ses espoirs.
Au milieu de sa petite cour en exil, l’ancienne Reine consort ne parlait que de se venger de York, de Warwick et de la Woodville, encouragée en cela par toute sa suite. Dans l’ombre, l’Aragne, Louis XI de France, qui l’avait accueillie lors de sa fuite, ne pouvait s’empêcher de sourire devant un tel étalage de ses projets, lui dont on ne savait jamais rien de ses prochains coups et qui n’avait trouvé qu’un barbier comme confident.
Mais l’histoire, par ses trahisons, ses histoires de famille (Si si, la famille!) peut parfois réserver bien des surprises à Dame Fortune.