Salut à toi, lecteur, qui t'apprêtes à lire l'intégralité de mon histoire. Qu'espères-tu y apprendre ? Mes forces ou mes faiblesses ? Ce qui à fait de moi celle que je suis, ou celle que j'aurais pu être si les choses avaient été différentes ? Ou est-tu à la recherche d'une histoire heureuse pour ton simple divertissement ?

Si cette dernière hypothèse s'avère être la bonne, saches que tu n'est pas au bon endroit. Oh, je vois d'emblée ce que tu as en tête, toi qui lit ses lignes sans encore me connaître : la fille du duc d'Exeter et de la soeur aînée de celui qui deviendrait bientôt Roi d'Angleterre n'a pas à se plaindre de quoi que ce soit. Elle est née avec une cuillère d'argent dans la bouche, n'a connu ni la faim ni la soif, ni le froid. Elle a toujours été protégée des maladies, elle a grandi dans l'opulence. Ses soucis sont futiles et passagers, elle n'a aucune consciente de ce qu'est la vraie douleur.

Il n'est rien de plus faux, croyez-moi. Déchantez vite.

Je suis née le 3 février 1455 à Exeter Castle ; et comme je l'ai signalé, du duc d'Exeter Henry Holland et de son épouse Anne. Un Lancastre et une York. Le mariage le plus désastreux qui soit, couronné par un évènement tout aussi désastreux : ma naissance. Une fille à moitié York, il n'en fallait pas plus pour mon père, qui se détourna dès lors de moi, pour peu qu'il se soit un jour tourné vers moi. Les premiers mois de ma vie se passèrent donc sans père (cela devrait, au reste, durer tout le reste de ma vie) mais aussi sans mère, puisque Anne d'York n'avait aucune affection pour moi, sa nouvelle née, qui lui rappelait de trop mauvais souvenirs, de trop dures souffrances endurées à cause de mon père.

J'eus deux chances : la première est celle d'avoir une mère point trop rancunière, qui finit par revenir vers moi. La seconde, de grandir à la Cour d'Angleterre, sans père mais avec une famille autour de moi. Mon oncle Edward, Roi de cette belle Angleterre, son épouse la Reine Elizabeth, leurs enfants. Et ma mère, qui oublia ses rancoeurs et se consacra presque entièrement à ma petite personne. Douce et aimante, elle fut pour moi la meilleure des mères et aujourd'hui encore, elle reste à mes yeux la meilleure femme que cette terre ait porté.

En tant que nièce du Roi, j'ai reçu une éducation de Princesse. J'appris à lire et écrire, le français et le latin, la danse, la broderie, le dessin, et tout ce qui ferait de moi une Lady digne de ce nom. J'aimais apprendre, et je m'attelais à ma tâche, consciente que mon rang exigeait de moi la perfection la plus absolue. Voir ma mère fière de mes progrès était ma récompense la plus ultime, et la lueur qui brillait alors dans ses yeux bruns me donnait envie de redoubler mes efforts. Mes pas de danse, au départ maladroits, gagnèrent en grâce. Mes broderies, gauches à l'origine, se firent plus précises et réussies. Et ainsi allait, pour moi, la vie. A Londres, entourée de ma famille, les York.

Tu te demandes peut-être, lecteur, si je fis quelque chose pour tenter de renouer des liens avec mon père. La réponse est oui : je lui ai écrit, souvent. Les rares réponses que j'obtenais étaient des insultes, j'ai préféré m'en tenir là. Dieu sait combien j'en fus blessée, terriblement blessée, mais je suivis les recommandations de ma chère mère et ne tentais plus le moindre contact avec lui. Je tentais d'oublier son existence, sans trop de succès hélas. Mais le sentiment que j'avais en songeant à mon père, et qui allait s'accroître avec les années, n'a rien du regret ou du remords. C'est de la rancoeur, du ressentiment, qui ne tarderais pas à tourner à la haine pure et simple. Pour ce qu'il avait fait subir à ma mère, et pour ce qu'il me faisait subir à moi, je haïssais Henry Holland.

Et ainsi je passais les années.

Je venais d'entrer dans ma quatorzième année quand Mère évoqua avec moi l'épineux problème du mariage. Je compris assez vite le pourquoi du comment : l'on voulait me marier, avec nul autre que le fils ainé de notre Reine Elizabeth : Thomas Grey. Je le connaissais, certes, mais pas au point d'envisager une seule seconde être son épouse. Mais pouvais-je refuser ? Non. En avais-je seulement envie ? Non plus. Le mariage est le destin de toute femme, il serait le mien. Et j'étais bien mieux lotie que ma tendre mère, obligée d'épouser un Lancastre. Au moins étais-je fiancée à un homme de mon propre camp. J'ai fait ce que l'on attendait de moi, j'ai épousé Lord Grey. Je lui ai promis amour et fidélité devant Dieu et devant toute la Cour, alors qu'autour de nous, les évènements s'enchaînaient.

Soutenue par son frère le Roi, ma mère obtint le contrôle total des titres et terres de mon père, cet être haïssable qui avait fui après la bataille de Towton d'abord pour l'Ecosse, puis pour la France. Nul doute que de l'autre côté de la Manche, les complots visant à détrôner mon oncle - et presque beau-père, à présent - vont bon train. Ici aussi, dans l'entourage du Roi, les traîtres sont partout... A commencer par mon propre cousin, le fils de ma tante Anne. Ralph Neville, ou le démon fait homme. Même la protection de la Reine Elizabeth, de mon mari, ou de mes titres, ni même l'affection que me porte sa mère, n'effacent la peur que j'ai à le croiser dans un couloir. Ce garçon est capable des pires monstruosités et me l'a bien fait comprendre. Mais que puis-je faire, sinon prier ?

Car il ne me reste rien d'autre que la prière. Pour que je sois une bonne épouse et, si Dieu le veut, une bonne mère. Pour que cette damnée guerre prenne enfin fin. Pour que la dynastie des York soit la plus incontestable et incontestée de tous. Pour que les torts faits à ma mère et à moi-même soient enfin vengés. Et pour mon propre salut. Après tout, si Dieu est avec nous, qui sera contre nous ?