3 mai 1415, Raby Castle, County Durham, Angleterre. En ces temps de guerre, alors que le roi Henry V d'Angleterre s'est proclamé
de facto roi de France et que les royaumes bordant la Manche s'opposent dans de sanglantes batailles depuis 1337, le château de Raby, à Durham, est en effervescence. La maîtresse des lieux, Lady Joan Beaufort, comtesse de Westmorland est sur le point de donner la vie. Enceinte de son dixième enfant, elle ne soucie plus trop d'assurer la descendance de son époux. Elle a déjà donné quatre fils en excellente santé à son mari, Lord Ralph Neville. Pourtant, même si Joan est rodée aux douleurs de l'enfantement, cela ne l'empêche pas de serrer les draps à s'en blanchir les jointures des mains. La mâchoire crispée, les jambes pliées, elle laisse aller sa tête contre les nombreux oreillers de plume et lâche une longue expiration avant de serrer de nouveau les dents. De la sueur perle sur son front. Elle sait que dans la pièce voisine, Ralph s’adonne aux échecs avec leur fils aîné Richard. Elle sait que dans la cour, Edward et William ses benjamins jouent à la guerre. Leurs éclats de rire courent le long des murs de pierre et pénètrent dans la chambre aux fenêtres drapées de noir pour éviter à la future mère l’éclat d’un soleil de mai déjà vivace.
Joan s’arque sur les coudes une dernière fois et dans un râle d’agonie, donne enfin vie à son dixième enfant. Harassée, la comtesse de Westmorland reprend lentement son souffle tandis que les cris du nouveau-né emplissent la chambre. Le raclement des fauteuils dans la pièce voisine lui indique que son époux attendait sa délivrance avec anxiété. Il se précipite dans ses appartements et s’approche de la minuscule créature qui braille toujours dans les bras des nourrices.
« Ma dame, soyez fière d’offrir à la famille de Neville une fille » dit-il avant de venir déposer un baiser sur le front de sa femme. Il lui adresse un sourire bienveillant et retourne à ses affaires. Il n’y a pas d’amour entre Joan et Ralph. Cependant, ils sont devenus amis au fil des ans et leur complicité trompe les non avertis. On les a longtemps dits épris l’un de l’autre. La réalité est que tous deux ont conscience de leur devoir et l’exécutent avec zèle – et pour tout dire, Joan et Ralph apprécient leurs ébats, puisque le comte de Westmorland a déjà sept héritiers.
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4 août 1424, Raby Castle, County Durham, Angleterre. Cachée derrière un rideau de velours pourpre, l’enfant de neuf ans porte sa main à sa bouche pour empêcher ses éclats de rire de dévoiler sa cachette. Les talons d’Anne, sa sœur aînée, claquent sur le sol de pierre tandis qu’elle murmure d’une voix excessivement rauque :
« où es-tu, petite rose ? ». Cecily ne peut s’empêcher de pouffer et quand elle sent qu’Anne est sur le point de la trouver, elle se jette hors de sa cachette et se met à courir, coursée par sa sœur. Leurs éclats de rire arrachent des sourires aux domestiques. Pourtant, dans l’un des salons de Raby Castle, l’atmosphère n’est pas aux réjouissances. Lady Joan, assise dans un fauteuil et enceinte jusqu’aux dents d’un quatorzième enfant, fait face à son mari qui lui vente les mérites de son protégé de treize ans, Richard Plantagenêt. La comtesse de Westmorland ne sait que penser de l’héritier du comte de Cambridge. L’adolescent semble bien fait, de corps comme d’esprit mais la mère est tout de même réticente à l’idée de donner sa fille de neuf ans en mariage. Certes, les deux enfants n’ont que quatre ans d’écart, mais qui sait si Richard ne sera pas un époux violent trop porté sur le vin ?
« Acceptez, mon épouse » insiste Ralph, une main paternelle posée sur l’épaule du jeune Richard.
« Je vous souhaite bien du courage pour l’annoncer à Cecily » déclare-t-elle enfin, donnant tacitement son accord à l’union. Elle adresse un petit sourire ironique à son mari et se lève difficilement avant de quitter la pièce. Ralph, béat, n’avait pas envisagé ce détail. Il congédie Richard et fait les cent pas devant la cheminée. Sa rose de Raby n’est pas un petit animal fragile, mais une enfant tempétueuse. Pourtant, elle devra ployer. C’est là le désir de son père.
Cecily se tourne vers sa sœur.
« Savez-vous pour quelle raison on me fait me vêtir ainsi, Anne ? » demande-t-elle, tandis que son aînée lace le corset de sa plus belle toilette.
« Vous verrez bien assez tôt, petite rose » répond évasivement Anne. Cecily hausse les épaules et reporte la conversation sur la dernière blague qu’elle a préparée à l’encontre de ses frères. Une fois prête, elle suit sa sœur dans les couloirs froids et vides jusqu’au salon où ses parents l’ont convoquée. La porte s’ouvre et la petite entre, accordant son plus beau sourire à ses parents. Sa joie retombe instantanément lorsqu’elle voit le protégé de son père, Richard, s’avancer vers elle et lui prendre la main pour la baiser. Cecily réprime une grimace de dégoût et il faut le regard de sa mère pour qu’elle n’ait pas l’impolitesse d’essuyer sa main dans les plis de sa robe. Son père lui fait signe de s’asseoir et Richard prend place à côté d’elle. L’enfant de neuf ans sent le traquenard. Pourquoi, alors qu’il fait un temps radieux, l’a-t-on convoquée en grande pompe pour la faire asseoir près de Richard, qu’elle connaît depuis sa petite enfance ?
« Ma fille » commence Ralph en se plaçant à côté de sa femme, une main sur son épaule.
« Vous êtes assise à côté de votre fiancé » ajoute-t-il. Joan lève les yeux au ciel devant le manque de diplomatie de son époux. Cecily ouvre de grands yeux et se lève d’un bond. Avant qu’elle ait eu le temps de répondre à son père, Joan prend la parole.
« Il n’est nullement question que vous ayez un point de vue sur cette union, Cecily. Vous épouserez Richard et ferez votre devoir d’épouse. Vous êtes née fille et non garçon. Vous n’hériterez rien des possessions de votre père et ce mariage est le seul avenir que vous puissiez espérer. » Cecily ferme la bouche et sert les poings. Elle déglutit, ravale sa colère et se tourne vers Richard. Elle lui adresse un sourire hypocrite et une révérence avant de quitter l’entrevue pour courir se réfugier chez sa sœur.
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29 avril 1442, Rouen, Duché de Normandie, France. Cecily porte son regard à travers la fenêtre. Ereintée par l’accouchement de la veille, elle se repose dans ses appartements. La vue sur la cathédrale Notre-Dame est saisissante. Cependant, Cecily se languit de la beauté verdoyante des pâturages anglais. Certes, le faubourg de Rouen est d’un charme français typique, mais la duchesse d’York n’aime guère cette France qui a tant infligé à son pays. Pourtant, aujourd’hui, c’est un prêtre français qui va baptiser son troisième fils, Edward. L’enfant est né la veille et, contrairement à son aîné Henry né en février 1441 et disparu peu après, il est gaillard et Cecily envisage déjà un avenir brillant pour lui. L’aîné Plantagenêt étant décédé l’été précédent, Edward est désormais l’unique héritier de Richard et Cecily le voit déjà au service du roi d’Angleterre, élevé au rang de Chevalier de la Jarretière.
La porte de ses appartements s’ouvre sur un serviteur qui lui indique qu’il est temps de rejoindre la cérémonie. Cecily acquiesce et gagne la nurserie. Elle prend le nourrisson dans ses bras et descend à la chapelle de l’imposante bâtisse où elle et son mari ont élu domicile depuis que Richard a été nommé lieutenant du roi et gouverneur-général de France. La fierté du couple d’York est sans limite et, enorgueillis du poste de Richard, ils s’imaginent déjà à la Cour, au plus près du roi Henry. Cecily rejoint son époux et leurs enfants, puis le prêtre commence l’office. La duchesse grimace en l’entendant baragouiner en latin, puis en français. Cecily maîtrise le latin et le normand, comme tout membre de l’élite anglaise, mais elle déteste cette dernière. Tout ce qui est lié au royaume Valois la répugne, de toute façon.
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30 janvier 1461, Ludlow Castle, County Shropshire, Angleterre. Un hurlement ébranle les murs de pierre du château de Ludlow. Le fief des York retient son souffle. Recluse dans ses appartements depuis plusieurs jours sous prétexte d’un mauvais pressentiment qui la draine de toutes ses forces, la maîtresse des lieux Cecily d’York lâche la missive qu’un coursier vient de lui apporter et s’effondre à genoux. Les mains tremblantes, le regard embué de larmes, elle cherche son souffle. Sa cage thoracique semble se comprimer, lui écrasant les poumons et le cœur. La douleur, abominable, se répand dans tout son être. Les larmes perlent de ses yeux sur le sol de pierre. Un second cri de souffrance s’échappe de sa bouche tandis que les serviteurs et les enfants accourent. Depuis plusieurs années, tragédies et réjouissances se succèdent dans la vie des York et de leur maison. Après le retour du couple ducal en Angleterre, le duc Richard est parvenu à se faire nommer Seigneur Protecteur du Royaume lors des crises de folie du roi Henry. La Guerre des Deux Roses, opposant leur maison aux Lancastre a forcé le duc à fuir en Irlande, puis en Europe continentale. Après la confiscation des biens des York sur ordre du roi, il fallut quitter Ludlow et s’installer à Londres. Le triomphe de leur clan vint avec la victoire de Northampton, en 1460 qui marqua la reconnaissance de Richard comme héritier du roi Henry, au détriment du jeune Prince de Galles. Cependant, vinrent la vengeance des Lancastre et le désastre de Wakefield.
« Maman, que vous arrive-t-il ? » s’enquit le petit Richard, âgé de neuf ans, qui accourt dans la chambre.
« Mon enfant, votre papa et Edmund sont morts » articule-t-elle en prenant le visage de son petit dernier dans ses mains. L’enfant, quoi que bien jeune, comprend. Il enfouit son visage juvénile dans le cou de sa mère et l’entoure de ses bras. Margaret et George, respectivement quinze et douze ans rejoignent leur mère et comprennent en voyant la scène qu’ils sont orphelins de père. Les effusions de sentiments ne sont pas de rigueur chez les York, mais la perte de leur père et de leur frère aîné rompt le protocole de Ludlow. Margaret sert son petit frère contre elle et échange un regard triste avec sa mère. La vie ne sera plus jamais la même et déjà, l’adolescente voit dans les yeux gris de la duchesse d’York que les Lancastre ne s’en tireront pas aussi facilement.
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2 mai 1464, Palais de Westminster, Londres, Angleterre. La porte des appartements du roi s’ouvre et la duchesse d’York y fait irruption comme une furie. Edward se lève de son bureau et congédie ses conseillers, voyant bien qu’il vaut mieux que personne n’assiste à l’énième opposition qu’il voit venir entre lui et sa mère. Lorsque le roi et Cecily sont seuls, cette dernière laisse éclater sa colère.
« ELIZABETH WOODVILLE ! COMMENT AVEZ-VOUS PU ? » crie la duchesse d’York, hors d’elle.
« La veuve de John Grey ! » ajoute-t-elle comme si l’ancien époux de sa désormais belle-fille est une immense tare.
« Vous avez fait entrer l’ennemi à Westminster, comment pouvez-vous encore vous tenir devant vos sujets sans honte, Edward ? » continue la duchesse.
« Feu votre père et votre frère ont combattu pour que vous ayez ce trône. Ils sont morts à Wakefield pour vous assurer légitimité et pouvoir sur l’Angleterre. Et tout ce que vous avez su faire en l’honneur de leur mémoire et de leur sacrifice, c’est d’épouser la veuve Grey ! » crache-t-elle.
Les yeux de Cecily lance des éclairs et l’apparent calme de son fils n’est pas pour la calmer. Il daigne cependant lui répondre. Sa voix est dure et ne trompe pas Cecily : Elizabeth a déjà gagné.
« J’aime Elizabeth, mère. Elle aurait était la veuve du roi Henry que je l’aurais tout de même épousée. Apprenez à la connaître. Et cessez ces colères, elles auront raison de votre santé » finit-il avant de faire un geste pour que le serviteur laisse revenir les conseillers. Cecily ploie devant la décision de son fils – pour l’instant.
« Oh mère, j’oubliais. Vous pourrez conserver les quartiers de la reine. Je fais construire une nouvelle aile à Westminster pour y loger la véritable reine d’Angleterre » finit Edward lorsque Cecily quitte la pièce. Elle s’arrête nette. Inspirant profondément, elle s’empêche de se retourner et quitte les quartiers du roi. Un mariage ça se détruit et une reine, ça s’évince…