Ils s’étaient vus pour la dernière fois il y a quelques semaines seulement. Comment les choses ont-elles pu aller si vite ? Le corps sans vie de son épouse était là, étendu face à lui. Etrangement, elle arborait encore un sourire placide, le même qu’en toutes circonstances. Même face à la mort, elle avait su rester celle qu’elle avait toujours été.  Bien maladroitement, il posa sa main sur sa joue et la caressa aussi délicatement qu’il put. Ambroise n’avait jamais été doué pour la douceur, et il s’en voulait un peu, maintenant. Il n’avait jamais été le meilleur des époux. D’ailleurs, il ne l’avait jamais aimé. Enfin, pas de cet amour que l’on vend parfois aux demoiselles. Tout juste avaient-ils appris à s’apprécier l’un l’autre au fil du temps, se satisfaisant de ce qu’ils étaient sans plus chercher à obtenir autre chose.  Elle lui avait été d’une fidélité sans pareille dans tout le Royaume, et il aimait à se dire qu’il avait fait de son mieux pour lui rendre la pareille. Aujourd’hui, il regrettait. Il n’avait jamais imaginé que sa mort l’aurait rendu si triste. Il s’en voulait alors, de ne pas avoir toujours été l’époux qu’elle aurait souhaité, ni d’avoir été avec elle ces dernières semaines qu’elle avait passé à souffrir. Enfin … Au fond, il savait que ce sentiment de culpabilité ne durerait pas. Il savait qu’il n’était pas comme ça, pas du genre mélancolique. Il était trop ancré dans le présent pour ressasser le passé à longueur de journées. Cette peine, ça deviendrait bientôt qu’un pincement au cœur, jusqu’à disparaître totalement. Et alors il ne penserait plus à elle qu’en de rares occasions.

La vérité, c’était qu’il n’était pas né pour être un époux, et encore moins un père. Ambroise était un ambitieux : sa vie, il la vouait à son accomplissement personnel et à rien d’autre. Son rêve le plus cher ? Marquer l’Histoire, celle de la France, de l’Europe peut-être ! Grandes prétentions pour celui que la volonté divine n’avait doté qu’une de la petite seigneurie de Thoury, dont il avait hérité à la mort de son père.  Ce n’était qu’un petit domaine près de Tours, qui ne rapportait ni grande richesse ni grand prestige. D’aucuns à la cour de France disent que c’est sans doute pour cela qu’il avait toujours redoublé d’efforts pour se faire remarquer par le Roi de France, Charles VII, pour le compte duquel il réalisa plusieurs missions diplomatiques d’importance mineure, au cours desquelles il ne rencontra que peu d’échecs, mais qui ne suffirent par à lui attirer véritablement les faveurs du monarque . Il lui fallut alors attendre l’arrivée au pouvoir de son fils et successeur, Louis XI. En octobre 1461, quelques semaines seulement après s’être fait sacrer Roi de France à Reims, Louis XI s’installe à Tours, près de Thoury. Ambroise y vit un signe, non, une opportunité. Et quelle opportunité. Quelques jours plus tard, il reçut une missive portant le seau du Roi : il était convoqué à Tours, pour un entretien privé avec Sa Majesté. Ca y est ! Son heure était venue ! Il allait enfin être reconnu à sa juste valeur ! Il s’imaginait déjà intégrer le conseil du Roi, décidant en sa compagnie, ou peut-être le servir en tant qu’ambassadeur, en Bourgogne, en Castille ou, mieux encore, auprès du Saint-Empereur. Il s’imaginait déjà en tirer grande gloire, et être dument récompensé pour ses services. C’est donc la tête pleine de tous ces fantasmes qu’il arriva à Tours et, encore aujourd’hui, il se souvenait de ce jour comme s’il l’avait vécu la veille. On l’avait amené dans une petite pièce, un simple salon, et il était là. Le nouveau souverain de France l’attendait, un léger sourire en coin. Il le pria de s’installer, et ils discutèrent. Très vite, Ambroise tomba en admiration devant ce monarque aux qualités indéniables : il était un excellent orateur, et sa maîtrise de l’art diplomatique transparaissait tant le choix des mots qu’il employait apparaissait toujours réfléchi. A travers les différents sujets qu’ils abordèrent, le seigneur de Thoury entrevue la clairvoyance de ce souverain avec qui il partageait nombre de point de vue. Pourtant, un sujet revint plus que d’autres dans la conversation : l’Angleterre. Peu à peu, Ambroise comprit vers quoi la discussion l’emportait, et malgré tous ses efforts pour en dévier le Roi, ce qui devait arriver arriva. Le Roi lui proposait de partir en ambassade permanente auprès du nouveau souverain d’Angleterre, Edward IV de York. Parmi tous les Royaumes et Etats d’Europe, il avait fallu que Louis XI choisisse cette foutue Angleterre. Ambroise expliqua ses réticences : il détestait l’Angleterre, et encore plus les Anglais, et la diplomatie exigeait que l’on sache apprécier les qualités comme les défauts de l’autre partie, mais qu’il ne voyait que des défauts aux Anglais et point de qualités. Le seigneur de Thoury n’obtint qu’un sourire satisfait en guise de réponse. Peu après, le Roi consentit à lui laisser quelques jours de réflexions, puis le congédia.

Le fracas des vagues sur la coque du bateau faillit lui emporter le cœur. Ambroise détestait la mer, et il semblait que la mer le détestait aussi, car il n’avait jamais traversé la Manche sans qu’elle ne se soit déchaînée peu après qu’il eut quitté Calais : si l’Angleterre était son Enfer, la Manche était le Styx qui l’y conduisait. Il se plaisait à penser qu’il n’y avait bien que les Anglais pour habiter pareil endroit, et qu’il n’y avait bien que pour servir son Roi qu’un Français pouvait accepter de fouler le sol de cette île maudite. Cette fois plus que d’habitude, il haïssait l’Angleterre, car à peine avait-il eut le temps de rendre ses derniers hommages à sa pauvre épouse que la Perfide Albion le rappelait déjà à elle. Ambroise avait pris l’habitude d’attribuer tous ces malheurs au Royaume d’Angleterre, voir à ses habitants. C'était plus facile à supporter ainsi, sans doute. Pourquoi le Roi l’avait choisi ? Peut-être Louis XI avait-il reconnu chez le seigneur de Thoury quelques-unes de ses propres qualités.  Il avait néanmoins récemment posé la question à Sa Majesté, et il fut surpris par la réponse. En effet, le monarque lui expliqua, par des formules détournées, qu’il avait choisi Ambroise justement parce qu’il était connu à la cour de France qu’Ambroise ne portait guère l’Angleterre et les Anglais en son cœur, et qu’il écartait ainsi tout risque que son ambassadeur ne se compromette en pactisant avec un pays rival, sinon ennemi.  Le plus surprenant dans tout ça, c’était finalement qu’Ambroise ait accepté la mission que lui avait confié Louis XI. Mais avait-il vraiment eu le choix ? Oui et non. Refuser d’aller en Angleterre, c’était contrarier Sa Majesté, avec le risque de devenir persona non grata à la cour de France. L’ambition du seigneur de Thoury n’aurait pas supporté un tel sort. Et puis, en y réfléchissant bien, l’Angleterre était une véritable aubaine en soi : en ces périodes de troubles, Ambroise savait qu’il était possible de se faire remarquer s’il parvenait à tirer son épingle du jeu … Bien sûr, l’échec n’en serait que plus cuisant, mais l’ambition d’Ambroise le poussait à ne voir que les gains éventuels, pas les pertes probables …

Il était donc arrivé en Angleterre peu après sa rencontre avec le Roi. Après avoir présenté ses lettres de créances à Edward IV d’York, il s’installa dans ses appartements londoniens. Les premiers temps furent rudes. D’abord, il ne parlait pas la langue anglaise. Fort heureusement pour lui, la langue française était relativement bien pratiquée parmi la noblesse anglaise, preuve pour Ambroise que l’Angleterre était plus française que la France n’était anglaise … Toujours est-il que, peu à peu, il commença à prendre ses marques, bien qu’il considérait toujours ce pays comme un pays barbare, remplis d’idiots. Peu à peu, il comprit néanmoins que son rôle en Angleterre tenait moins de celui d’ambassadeur que celui d’espion pour le compte de Sa Majesté. L’Universelle Aragne avait besoin de quelqu’un pour tisser sa toile outre-manche, et cela devint rapidement le rôle d’Ambroise. Certains auraient pu être effrayés, lui était ravi : il avait un rôle central dans tout ce qui se tramait et se tramerait entre le Royaume de France et celui d’Angleterre. C’était une véritable aubaine pour lui de démontrer tout son talent. Et quand cela sera fait, le Roi le récompenserait de milles manières, que ce soit en terres ou en titres, en or ou en argent. Dès lors, Ambroise commença à étendre son influence. Il se lia d’amitiés avec quelques nobles anglais ayant leurs entrées à la cour du Roi Edward, s’entoura de quelques gens compétents, capables d’exécuter des tâches que son rang lui interdisait de faire. Peu à peu, il s’adapta à l’Angleterre, et se fit accepter. Il apprit la langue, les coutumes. Ne vous y trompez pas : il détestait et déteste toujours autant ce pays. Mais il y voyait maintenant une terre d’opportunités, un terrain de jeu pour son ambition démesurée, là où il ne voyait avant qu’une île oubliée de Dieu et peuplée d’idiots.
Huit années passèrent. Huit années durant lesquelles Ambroise continua à jouer entre son rôle officiel, celui de diplomate à la cour du Roi Edward, et son autre rôle, plus secret, celui d’espion, de main de l’ombre. Aujourd’hui pourtant, il sent que les choses commencent à s’accélérer. Il sait de source sûre que les Lancastre préparent leur retour, et que Margaret d’Anjou n’est pas du genre à renoncer. Compte tenu de ses positions en France, Ambroise était persuadé que Louis XI ne resterait pas neutre dans toute cette histoire. Et puis il y a cette Marie de Coutances. Il sait qu’elle lui dissimule quelque chose, et il remarque bien qu’elle est mal à l’aise en sa présence. Pourtant les enquêtes qu’il a menées aussi bien en Angleterre qu’en France n’ont mené nulle part. Il partage néanmoins ses doutes avec la délicieuse Elizabeth of York, la sœur du Roi Edward IV. La jeune femme est l’une des rares personnes qu’il apprécie à la cour d’Angleterre. Peut-être est-ce parce qu’ils ont en commun un certain goût du pouvoir, une ambition démesurée et un sens des intrigues plus développées que la moyenne … Qui sait ? En tout cas, s’il ne la considère pas vraiment comme une amie – il n’en a pas en Angleterre - , Elizabeth est l’une des rares anglaises qu’Ambroise tient en haute estime. Tout l’inverse d’Andrew Wentworth. Ce jeune homme qu’il a rencontré quelques fois est d’une telle naïveté que le Seigneur de Thoury en est parfois venu à se demander s’il ne se jouait pas de lui. Ambroise a d’ailleurs plusieurs fois hésité à se servir d’Andrew, d’en faire un pion de plus dans son jeu … Mais, à dire vrai, le garçon lui fait de la peine, et, aussi étonnant que cela puisse paraître, il éprouve quelques remords à l’utiliser. Pourtant il sait qu’il n’y aucune place pour ce genre de considérations dans le terrible jeu qui a lieu en Angleterre …

Et il est prêt à tout pour en ressortir le grand gagnant.